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Les mondes logistiques. De l’analyse globale des flux à l’analyse située des pratiques de travail et d’emploi. Introduction

Article du n°162 de la revue Travail et Emploi

En France, le secteur de la logistique, hors transport, regroupe à lui seul près d’un million d’emplois.

Il s’agit en grande majorité d’emplois ouvriers, disséminés dans des ports et des aéroports, dans des entrepôts de la grande distribution, de la messagerie, du e-commerce ou de l’industrie. Au sein du monde ouvrier, les logisticiens représentent désormais 13 % des emplois contre seulement 8 % dans les années 1980 , un basculement observable dans la plupart des pays occidentaux. Pourtant, jusqu’à une période très récente, la recherche française s’est peu penchée sur le versant ouvrier de ce secteur, privilégiant des approches organisationnelles ou managériales (TIXIER et al., 1996). Ou du moins, elle n’a pas accordé une place centrale aux mécanismes de recrutement et de gestion de la main-d’œuvre, de circulation de celle-ci et aux formes de résistances et d’aménagements qui peuvent émerger, ce qui est l’ambition principale de ce dossier. Les dockers faisaient parfois office de parangons, alors qu’ils représentent moins de 1 % de l’emploi logistique. Les entrepôts, notamment, sont restés dans les coulisses des grandes entreprises et, plus largement, dans les coulisses d’un système économique qui s’appuie en partie sur eux.

Cette invisibilisation a été favorisée par le développement de la sous-traitance, qui permet aux grands groupes, tels que Carrefour ou Amazon, de mettre en avant leur « cœur de métier » (le commerce pour Carrefour, la vente en ligne pour Amazon) afin de valoriser leur activité et leur image. Elle résulte également de la diffusion des théories managériales du flux tendu, qui décrivent, souvent de manière très abstraite, la circulation des biens et des matières comme un processus lisse et ininterrompu. Difficile de percevoir l’entrepôt, sa matérialité et sa centralité, dans un contexte où le modèle toyotiste prône le « zéro stock » comme mode de fonctionnement. Bien qu’une forme de reconnaissance institutionnelle du secteur ait progressivement émergé au cours des années 1980 sur le plan scientifique (dans le cadre des sciences de gestion notamment ; TIXIER et al., 1983), administratif (au niveau des politiques publiques3 et de la refonte des professions et catégories socioprofessionnelles [PCS]4) et sco- laire (avec l’apparition de formations et diplômes en logistique5), elle s’est faite en grande partie au prix de l’effacement symbolique du travail concret de stockage et de manutention des marchandises. Plus largement, l’invisibilisation du travail logistique s’inscrit dans un contexte socioéconomique marqué depuis une quarantaine d’années par les phénomènes complexes et multiformes de désindustrialisation (DESHAYES, LOMBA, 2017) et par les débats publics qu’ils ont suscités, qui associent très souvent les dynamiques de tertiarisation de l’économie, les fermetures d’usines, les délocalisations et les restructurations productives à la disparition du monde ouvrier dans son ensemble. À rebours de ces discours, des travaux récents sur le travail et l’emploi dans différents segments du secteur tertiaire ont mis en lumière l’émergence de nouvelles contraintes et normes de type industriel dans des activités de service (PINTO et al., 2000 ; BUSCATTO, 2002 ; MONCHATRE, 2010 ; BERNARD, 2012), en lien avec l’informatisation des tâches, la quête de « fluidité productive » (VATIN, 1987) et les théories du lean management (DUBET, 2019). De ces enquêtes, se dégagent une dynamique de recomposition interne au groupe ouvrier, ainsi que son prolongement dans de nouveaux segments du monde du travail, diversifiés du point de vue de l’activité exercée, mais également marqués par la précarité de l’emploi, les tâches répétitives et pénibles, les maigres possibilités de carrière et un contrôle accru sur l’activité. Des traits qui caractérisent d’ailleurs aussi les nouveaux emplois du « capitalisme de plateforme » (SRNICEK, 2018 ; ABDELNOUR, MÉDA, 2019), où l’indépendance formelle est contredite par le contrôle à distance des prestations combinant évaluation par les clients, incitations économiques et surveillance numérique (BRUGIÈRE, 2019). Si le monde ouvrier semble disparaître dans les pays du capitalisme avancé, c’est donc avant tout en raison d’un certain « ethnocentrisme de classe » (MISCHI et al., 2013), qui se limite à constater le déclin des forteresses industrielles et empêche de regarder les lieux où le travail ouvrier s’est progressivement déplacé.

Comme l’illustrent les contributions de ce dossier thématique, issues en partie d’une journée d’étude internationale intitulée Logistical Workers, organisée en mars 2017 à Paris, la logistique, secteur charnière entre production et consommation, participe pleinement de cette dynamique d’industrialisation-ouvriérisation du ter- tiaire, c’est-à-dire du processus par lequel « une organisation n’appartenant pas au monde industriel tend à se rapprocher de ce dernier, du moins sous certains aspects significatifs » (GADREY, 1994, pp. 167-168). Dès lors, ce dossier – qui rassemble des recherches récentes réalisées en France, en Allemagne, en Italie et aux États-Unis – ne vise pas tant à produire un tableau descriptif de la logistique dans son ensemble qu’à offrir, à travers des méthodologies variées et l’étude de contextes locaux distincts, une analyse du secteur comme un révélateur de ces transformations économiques et sociales plus larges, dont il participe et qu’il contribue lui-même à créer. À partir des données d’une enquête collective franco-allemande réalisée entre les agglomérations de Paris, Francfort-sur-le-Main, Orléans et Kassel, Clément Barbier, Cécile Cuny et David Gaborieau analysent la production de régimes d’emploi précaire localisés – ou « régimes de captivité » – fabriqués à la fois par les stratégies managériales de captation de la main-d’œuvre et par les tactiques ouvrières déployées pour aménager cette précarité. Carlotta Benvegnù et Lucas Tranchant croisent quant à eux les résultats de deux enquêtes de terrain menées respectivement en Italie et en France, pour identifier les déterminants de l’action collective en entrepôt et les formes qu’elle peut prendre ou non, en fonction des différents régimes d’emploi, des pratiques de mobilité (ou d’immobilité) professionnelle qu’ils génèrent et des aménagements syn- dicaux locaux. Nicolas Raimbault adopte ensuite une approche spatiale, à l’échelle de l’Île-de-France, en croisant les données du lieu de résidence et du lieu de travail, pour comprendre les transformations des espaces populaires qui découlent de la croissance et de la périurbanisation des emplois logistiques. Enfin, Jake Alimahomed-Wilson revient sur le parcours de recherche qui l’a conduit à forger, dans un ouvrage pionnier sur le secteur coécrit avec Edna Bonacich en 2008, le concept de « révolution logis- tique ». À partir d’une analyse suivie des transformations de l’agglomération portuaire de Los Angeles, il propose un prolongement dynamique et original de ces travaux autour du concept de « révolution e-logistique » qu’il associe au développement du commerce en ligne.

Situer la portée des travaux composant ce dossier nécessite de revenir au préalable sur la trajectoire sociohistorique qui a rendu possible l’essor de la logistique et qui en a fait un espace clé de compréhension des mécanismes sociaux qui structurent l’emploi et le travail. Dans cette introduction, nous aborderons tout d’abord les transformations productives qui ont progressivement placé ce secteur au cœur des économies globales. Nous reviendrons ensuite successivement sur les implications de ce processus en matière d’agencement des espaces productifs, d’organisation du travail, de régulation de l’emploi et de composition des milieux populaires. Enfin, nous éclaircirons les pistes méthodologiques vers lesquelles sont orientées ces analyses, dans la continuité des approches ici réunies.

REVUE TRAVAIL ET EMPLOI N°162