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Crise sanitaire : une enquête sur le vécu du travail et du chômage

L'enquête Tracov

Interview - Mikaël Beatriz, adjoint au chef du département Conditions de travail et santé à la Dares, nous explique comment se déroule cette enquête, ce qu’elle nous permettra de savoir et quand les premiers résultats seront disponibles.

La crise sanitaire a changé les façons de travailler. Le télétravail est devenu la norme pour certains, des règles sanitaires ont été mises en place par les employeurs lorsque le télétravail n’était pas possible, certains salariés ont été en chômage partiel ou ont perdu leur emploi, dans un contexte marqué par une forte incertitude et le risque sanitaire… 

Le ressenti de ces nouvelles conditions d’exercice du travail semble très différent d’une personne à l’autre : certaines se réjouissent d’une meilleure conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle quand d’autres pointent les problèmes liés à l’isolement dû au télétravail. Certaines relèvent que leur charge de travail a augmenté et que leurs horaires sont plus atypiques qu’avant alors que d’autres notent une réduction de leur activité.

La Dares vient de lancer une enquête sur le vécu du travail et du chômage pendant la crise sanitaire liée au Covid-19 afin d’évaluer plus précisément l’évolution des conditions de travail et des risques psycho-sociaux pendant cette période.  


Pour quelles raisons avez-vous lancé cette nouvelle enquête ?

Mikael Beatriz

À vrai dire, tout le monde s’interrogeait sur les éventuelles répercussions de la crise sanitaire sur les conditions de travail des Français. Dès le mois de juillet 2020, le conseil scientifique Covid-19 demandait à ce que les risques psychosociaux fassent  l’objet d’une vigilance particulière de la part des employeurs et des pouvoirs public. Naturellement le ministère du Travail et les partenaires sociaux voulaient également pouvoir décrire l’effet de ces changements d’organisation du travail sur les conditions de travail des actifs et le vécu des personnes sans emploi. Enfin, les travailleurs eux-mêmes semblaient désireux que l’on s’intéresse à leurs conditions de travail pendant cette période particulière. 

Face à cette situation unique, aucun dispositif d’enquête existant de la statistique publique ou des nombreuses enquêtes qui ont vu le jour pour décrire les conséquences de la crise sanitaire ne permettait d’apporter des réponses ces questions. Nous avons donc décidé de lancer l’enquête Tracov pour pallier ce manque.

L’enquête permettra de dresser un panorama des conditions de travail actuelles et de saisir les différences par rapport à l’avant crise. 

À quelles problématiques s’intéresse l’enquête ?

Tout d’abord, j’aimerais préciser deux choses. Premièrement, on s’intéresse au vécu au travail des personnes en emploi mais également de celles qui ont occupé un emploi pendant la crise et qui l’ont quitté ou perdu depuis. On parle des personnes licenciées ou démissionnaires mais pas seulement, il s’agit aussi par exemple de celles qui ont pris leur retraite pendant cette période. Deuxièmement, nous ne nous focalisons pas sur le premier ou le deuxième confinement : c’est l’ensemble de la période de crise sanitaire, depuis mi-mars 2020 jusqu’à aujourd’hui, que nous interrogeons. 

L’enquête permettra de dresser un panorama des conditions de travail actuelles et de saisir les différences par rapport à l’avant crise. 

Par exemple, la charge de travail a-t-elle augmenté ? Les horaires sont-ils devenus plus atypiques qu’auparavant ? Les moyens pour effectuer correctement son travail sont-ils suffisants ? L’intensité émotionnelle des personnes travaillant au contact du public a-t-elle changé ? Est-ce qu’il est plus facile de concilier sa vie professionnelle avec sa vie familiale ? Les risques psychosociaux se sont-ils accrus ? Pour les télétravailleurs, comment ont-ils vécu cette nouvelle forme de travail ? Etc.

Bien sûr, nous souhaitons évaluer les conséquences de ces évolutions des conditions de travail sur l’état de santé physique et psychique déclaré. Mais aussi, comment le risque sanitaire au travail est-il perçu ? Comment sont jugées les mesures que leurs employeurs ont prises ? Et plein d’autres ! La liste des questions auxquelles l’enquête permettra d’apporter une réponse est très longue...

Lorsque vous élaborez le questionnaire, n’est-il pas difficile de se départir de sa situation personnelle ?

" Le potentiel de l’enquête est grand : d’autres études seront produites plusieurs mois après encore. "

Effectivement, nous sommes tous touchés par la crise sanitaire et nous pourrions être tentés de partir de notre propre situation pour décrire ce qu’il se passe. 

Comme il est d’usage lors de la conception d’enquêtes, nous avons sollicité un panel de scientifiques reconnus dans l’étude des conditions de travail et nous avons consulté les partenaires sociaux, via le CNIS, pour recueillir leurs avis et leurs suggestions. 

Nous avons également la chance de disposer de deux enquêtes sur les conditions de travail qui existent depuis longtemps : l’enquête Conditions de travail (depuis 1978) et l’enquête Sumer (depuis 1994). Elles sont couramment utilisées dans le monde de la recherche et sont des références dans le domaine. Nous réutilisons donc des questions déjà validées scientifiquement. Évidemment, nous les retravaillons pour les adapter à la crise et surtout nous en ajoutons des nouvelles pour prendre en compte la situation actuelle. 

Nous échangeons aussi beaucoup avec nos pairs. Nous avons discuté avec d’autres concepteurs d’enquêtes, par exemple les statisticiens de l’Insee, ou ceux de la Drees qui ont lancé Epicov, une enquête qui s'intéresse plutôt au versant épidémiologique de la crise et qui a permis notamment de calculer le nombre de personnes ayant été au contact du coronavirus. 

Qui allez-vous interroger… tous les français ? 

Tout le monde se sent concerné par le sujet et aurait quelque chose à dire… alors oui, dans le meilleur des mondes, nous aimerions pouvoir interroger individuellement toutes les personnes résidant en France (rires) ! Bien sûr, ce n’est pas possible : nous n’avons pas les moyens de le faire, et, si pour chaque enquête on interrogeait toute la population, les Français(e)s passeraient beaucoup de temps à répondre à des questionnaires…

A défaut d’interroger tout le monde, nous nous attachons à ce que les données récoltées soient bien représentatives de l’ensemble de la population résidant en France. L’Insee possède une base de données exhaustive de l’ensemble des logements et de leurs occupants en France (Fidéli). Nous tirons au hasard dans cette base un échantillon de personnes entre 20 et 62 ans à qui nous envoyons le questionnaire de l’enquête. 

Pour Tracov, cet échantillon est de 50 000 personnes. Nous espérons obtenir entre 20 et 30 000 répondants, ce qui est une taille conséquente pour une enquête. 

Nous avons déjà envie de connaitre les conclusions ! Quand pourrons-nous avoir les premiers résultats ?

La première étape importante lorsque nous lançons une enquête, c’est « le terrain ». Dans le cas de Tracov, les individus tirés au sort peuvent répondre au questionnaire depuis le 25 janvier 2021 et jusqu’au 7 mars. 

C’est long et court à la fois. D’un côté, c’est suffisamment long pour que nous puissions laisser du temps aux personnes enquêtées pour y répondre et si besoin pour relancer ceux qui n’ont pas répondu.
Nous leur adresserons plusieurs courriers postaux ou électroniques, des SMS voire nous allons les appeler. D’un autre côté, c’est assez court pour que nous puissions capturer une photographie des conditions de travail sur une période assez comparable pour tout le monde.

" Nous espérons obtenir des premiers résultats pour le mois de juin. "

Une fois que les données auront été collectées, nous allons procéder à une vérification et traquer d’éventuelles erreurs dans certains cas très précis.  Par exemple, si une personne enquêtée nous dit qu’elle est actuellement au chômage mais que, plus loin dans le questionnaire, elle répond à une question sur son emploi actuel, nous savons qu’il y a une erreur à corriger. C’est avant tout un travail de relecture : on vérifie la cohérence des réponses.

On termine en regardant le profil de toutes les personnes qui ont répondu au questionnaire et on mène ensuite un travail statistique pour vérifier, par exemple, qu’il n’y ait pas trop d’hommes qui ont répondu par rapport à la proportion d’hommes dans notre population d’intérêt afin de ne pas biaiser les résultats. Cela nous permet d’obtenir des résultats représentatifs de toutes les situations : femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, en emploi ou non, salariés ou indépendants, cadres ou ouvriers, normands ou alsaciens etc. C’est une procédure classique qui est réalisée sur chaque enquête de la statistique publique et qui permet d’en garantir la qualité.
À ce stade, nous pouvons enfin regarder les résultats et « faire parler » les données !

Faire parler les données ?

C’est-à-dire que nous allons regarder les réponses au questionnaire et essayer de les mettre en relation les unes avec les autres. Par exemple, nous pourrons regarder si le fait d’avoir été en télétravail a pu dégrader la conciliation vie personnelle/vie professionnelle, ou pas, puis distinguer ces résultats selon le sexe ou la profession etc.

Il nous faut donc un peu de temps pour explorer et exploiter ces données. Nous espérons obtenir des premiers résultats pour le mois de juin. Néanmoins, le potentiel de l’enquête est grand : d’autres études seront produites plusieurs mois après encore. Nous mettrons également les données (anonymisées !) de l’enquête en open data à la disposition des chercheur.euse.s.